Chère Adèle Haenel,
je crois que je vous ai vu jouer dans un film pour la première fois en allant voir Le Daim au mois d’août dernier. Je vous connaissais peu, et j’ai pensé : rôle pas facile, mais qu’est-ce qu’elle joue bien ! A peine 6 semaines plus tard, j’ai vu pour la première fois Portrait de la jeune fille en feu, le film fait pour vous par Céline Sciamma. Je ne savais même pas alors que celle-ci avait été votre compagne (je ne regarde pas les César ;-). Je savais évidemment encore moins ce que depuis vous avez confié.
C’était à Montreuil, au Méliès et vous étiez toutes les deux présentes. Alors que le film m’avait bouleversée et enthousiasmée (j’en parlais ici), vous mettiez exactement, toutes les deux, les mots sur ce que j’avais ressenti en regardant le film. Intelligence, talent, respect pour les femmes, regard politique sur l’amour parce que pour une des premières fois, c’était un regard vrai sur le désir, un regard source de vie pour les femmes et non d’emprisonnement dans un regard objectifiant (« male gaze »).
Un peu le même genre de choc que quand j’ai vu les portraits de nues de la grande peintre allemande (malheureusement décédée à 31 ans des suites de son accouchement), Paula Modersohn Becker, qui pour la première fois, me montraient qu’on pouvait peindre des femmes nues sans ce « male gaze », qui réduit la femme peinte au désir de ceux qui la regardent.
Dans Portrait de la jeune fille en feu donc, même choc. Les scènes de sexualité ne sont pas montrées, on ne voit que la montée du désir, la montée du « dégel », la naissance de la vibration. Ne pas les montrer, c’était osé, mais indispensable. Parce que même si probablement Céline Sciamma, en dialogue avec vous et Noémie Merlant, aurait été capable de filmer des scènes d’une façon différente, l’état du cinéma est tel que cela aurait encore été emprisonné par le regard appris par des décennies de ce « male gaze ». Et aurait été utilisé contre les femmes et les lesbiennes.
Tant que les hommes ne sont pas en mesure de penser les lesbiennes autrement qu’en support pornographique à leur excitation, et les femmes en général autrement qu’en objet de leur désir, il me semble nécessaire de ne pas les laisser regarder des femmes qui s’aiment.
Mais depuis que j’ai regardé en entier votre interview sur Mediapart, je sais que ce film est encore beaucoup plus. Alors que vous disiez, vibrante d’authenticité et de justesse, ce que vous aviez subi enfant, victime de cette violence sexuelle patriarcale du cinéaste, que vous livriez votre analyse des ressorts de ce système, une analyse approfondie, nuancée et ancrée dans le vécu de tant de femmes, vous avez parlé de la nécessité de remettre le monde à l’endroit.
Cela a été une nouvelle révélation du pourquoi Portrait de la jeune fille en feu m’avait tant et profondément bouleversée, chacune des trois fois que je l’ai vu. En effet, il est désormais clair que ce film est, outre une déclaration d’amour et politique sur l’amour, un film de réparation. Pour vous et toutes les femmes. Un film où le cinéma, la cinéaste et les actrices rendent aux personnages -et aux femmes- leur humanité de sujet désirant et souverain de son corps et de sa vie. Là où Ruggia vous avait volé votre humanité pour faire un objet entre ses mains, Portrait de la jeune fille en feu vous dévoile actrice de votre vie, de votre rôle, de votre art, de votre désir. Et cela rejaillit sur nous toutes.
Avec Portrait de la jeune fille en feu, la vie revient aux femmes, en image. Avec votre témoignage, elle nous revient aussi, en mots.
J’espère que des millions de femmes auront l’occasion d’être touchées par ce que vous nous avez offert là. Et que des millions d’hommes pour une fois écouteront et s’abstiendront de commenter, si ce n’est pour vous remercier d’avoir parlé.
Sandrine Goldschmidt