Quelques réflexions sur le viol de guerre, crime contre l’humanité

Ceci est un ensemble de réflexions dont je ne dirais pas qu’elles sont toutes incontestables ou vraiment abouties, mais auxquelles il me semble important de réfléchir, ensemble.

En 2008, l’Organisation des nations unies a reconnu le viol de guerre comme crime contre l’humanité.

Aujourd’hui, quand on pense aux viols de guerre, on pense en premier lieu à la République démocratique du Congo, RDC, où la situation est dramatique. On pense, parfois aussi, aux viols de femmes allemandes par « le libérateur soviétique », l’homme au couteau entre les dents. On pense enfin aux Japonais, qui ont violé des milliers de femmes coréennes qu’ils appelaient femmes du réconfort.

On parle moins des viols commis par les soldats français sur les terrains de guerre, et encore moins des viols commis par les GI, les soldats américains de la seconde guerre mondiale. A ce titre, le travail de l’historienne américaine Mary Louise Roberts est à la fois pionnier et crucial. A lire son interview récemment parue dans Le Monde, on y apprend des choses essentielles, pour mieux comprendre comment, quoi qu’il arrive et quelles que soient les circonstances, la société virile et patriarcale utilise les femmes comme cela l’arrange.

On ne parle pas non plus des viols organisés par les nazis dans les camps de concentration, « de peur que cela ne minimise l’horreur des camps » ? Hein ? Quoi ? Oui, car s’il y avait des bordels, des hommes prenaient du bon temps ? Les femmes, niées, encore et toujours. Je faisais le tour de la question ici l’an dernier : Jusqu’au bout de l’horreur

Ce crime contre l’humanité à grande échelle n’est pris en compte politiquement que lorsque cela sert les intérêts du dominant, de celui qui veut conserver le pouvoir.

Ainsi, les crimes de l’armée rouge sur les femmes, sont considérés comme « normaux » -après tout, ce ne sont que des viols de femmes, jusqu’à ce que les communistes, ex-alliés, deviennent ennemis. Les crimes commis par les GI, on ne doit pas les mettre en avant, cela serait un « manque de loyauté » envers le libérateur, qui en plus à coup de plan Marshall aide le pays à se relever.

 

Ainsi, en premier lieu, dénoncer les crimes de viols de guerre d’autrui, a plusieurs fonctions, toutes liées à entériner un peu plus la victoire :

-blanchir ses propres crimes et de les passer sous silence (à cet égard, le paragraphe sur la façon dont seuls des noirs ont été condamnés et exécutés pour les viols en France, illustrant à la fois le racisme de l’armée américaine et de la population française est très intéressant)

-assurer son impunité : il ne s’agit pas de rendre justice aux femmes victimes de ce crime contre l’humanité, mais de dire : les monstres, c’est les autres. Eviter de se poser des questions sur les responsabilités du système d’organisation sociale et politique dans la possibilité des crimes contre l’humanité, de la Shoah, des génocides et de toutes les horreurs de la guerre, dont le génocide par le viol. Il est plus facile de penser, en réfléchissant à la Shoah et à tous les crimes commis pendant les guerres, que le problème n’est pas le système, mais bien le monstre.

On utilise l’idée du monstre idéologique et personnifié dans un homme -le dictateur- pour expliquer l’horreur rendue possible par une combinaison de facteurs. Je prends l’exemple de la Shoah : des facteurs à la fois politiques (faiblesse de la république de Weimar, montée des fascismes et totalistarismes), historiques (humiliation du traité de Versailles, antisémitisme millénaire), économiques (ampleur de la crise), culture sociale de violences éducationnelle envers les enfants (éducation à l’ordre et à la discipline cf « la mort est mon métier » de Robert Merle ou Hannah Arendt sur la banalité du mal), sur fond de système patriarcal fondé sur des systèmes de domination sexistes, classistes et racistes, peuvent donner des éléments d’explication à la survenue du pire (et j’en oublie certainement). Autant d’éléments dont certains sont propres à l’Allemagne des années 1930/40, d’autres à la personnalité du dictateur. Mais dont la plupart auraient très bien pu avoir lieu ailleurs. On se concentre sur le soi-disant monstre pour justifier que ce sont les autres qui sont responsables et que cela ne peut arriver chez nous. Idem avec le stalinisme, où là encore ce que l’on dénonce, c’est une idéologie monstrueuse, incarnée dans un dirigeant et tous ceux qui le suivent. L’objectif ultime étant donc de ne pas remettre en cause l’organisation sociale qui pousse à la violence et de pouvoir…

-recommencer : car c’est le meilleur moyen, finalement, d’assurer la possibilité de la perpétuation du système.
En clair, si je (ou la société) ne m’interroge pas en quoi je suis colonisée par le système et donc inconsciente des mécanismes de la violence, je suis condamnée à en être la victime et/ou à les reproduire.

Le viol est un crime contre l’humanité, d’une guerre au quotidien contre les femmes, qui commence par la guerre contre les enfants

Le viol est donc devenu crime contre l’humanité, en tant qu’arme de guerre. C’est une incontestable avancée du droit international.

L’ONU, constatant   que « l’immense majorité de ceux qui subissent les effets préjudiciables des conflits armés sont des civils ». Et que « les femmes et les filles sont particulièrement victimes de la violence sexuelle utilisée notamment comme arme de guerre pour humilier, dominer, ou intimider ».
« Le viol est une forme de violence sexuelle qui peut, dans certains cas, subsister après la fin des hostilités ». Les violences sexuelles sont également de nature à « exacerber considérablement tout conflit armé » et « faire obstacle au rétablissement de la paix et de la sécurité internationale. »

Donc, voici le viol-arme de guerre crime contre l’humanité ou élément constitutif du crime de génocide, ce qui est une excellente chose. Mais amène à se poser plusieurs questions :  Qui sera jugé et comment ? Et pourquoi, dans un système patriarcal mondial où le viol est passé sous silence, la culture du viol omniprésente et le silence et la terreur imposés aux femmes, a-t-on obtenu une telle avancée ?

La seconde phrase des nations unies citée ci-dessus nous donne une indication : « les violences sexuelles sont de nature à exacerber tout conflit armé et faire obstacle au rétablissement de la paix ». Il semble en effet nécessaire à l’ONU de préciser que le problème du viol n’est pas seulement la déshumanisation qu’il entraîne (« humiliation, domination, intimidation »), mais bien le fait qu’il empêche le retour de la paix pour les hommes ! Car violer la femme d’un homme, si celui-ci est encore en vie, c’est toucher à son bien, et donc le rendre plus furieux et prêt à reprendre le combat…

Autre interrogation : tous les crimes de viols de guerre seront-ils également jugés ou allons-nous nous retrouver devant le même mécanisme que celui qui a vu quasi exclusivement des hommes noirs exécutés pour viols à la fin de la seconde guerre mondiale ? Je m’explique : aujourd’hui, on envisage éventuellement de porter devant la justice internationale des crimes de viols qui viennent d’être commis. Mais puisqu’il s’agit de crimes contre l’humanité, ils sont imprescriptibles. Donc, il est en théorie parfaitement logique et légitime de vouloir poursuivre des crimes anciens de plusieurs décennies. Et de part et d’autre des conflits. Car le crime contre l’humanité n’est quasiment jamais que d’un seul côté, surtout lorsqu’il s’agit de viol.

Enfin, pourquoi réserver la notion de crime contre l’humanité – génocide- au seul viol de guerre ?

En effet, le viol comme arme de guerre n’est pas l’apanage des seuls conflits armés ni d’un seul côté des conflits. Il est l’apanage du système patriarcal et des hommes en son sein, qui instrumentalisent des humaines pour en faire des objets de négociation et de pouvoir. Ainsi chaque année, des enfants et des femmes en sont victimes par millions, et la justice, les institutions, ne font pas grand chose pour l’empêcher.

On retrouve alors les mêmes processus cités ci-dessus : on ne dénoncera le viol que lorsqu’il est le fait « du monstre ». Que lorsqu’il est le fait « du dominé » racialement et classistement (aux Etats-Unis, les hommes condamnés pour viols sont noirs, en France ils sont pauvres, alors que sociologiquement ce sont les hommes de partout qui violent), et que s’il n’empêche pas le système de continuer à broyer des humains. Ainsi, le viol des enfants au sein de la famille, passe incroyablement inaperçu alors que c’est bien évidemment là qu’il est le plus dévastateur. Et garant de la reproduction du système (en effet, en « apprenant » par la violence à l’enfant à se soumettre et à être dominé, on garantit qu’il n’aura pas de possibilité de se révolter)

En conclusion, je dirais donc que le viol, et la peur du viol, sont des armes utilisées pour la perpétuation du système de domination, et devrait donc incontestablement, toujours, et sous toutes ses formes, être reconnu comme un crime contre l’humanité. Dont les enfants, les femmes, certains hommes sont les victimes, et dont les coupables sont toujours les hommes. C’est donc l’entièreté du système de domination masculine et de possession de l’enfant par l’adulte qu’il faut changer.

S.G

 

« Pour survivre à la prostitution, il est vital d’être quasi-morte » (Rebecca Mott)

Je parle souvent ici de Rebecca Mott, femme écrivaine sortie de la prostitution et qui tient un blog salutaire.
Aujourd’hui encore, alors que le débat sur l’abolition de la prostitution se poursuit ici, et qu’on n’a même pas commencé à aborder la question de la pornographie et ses conséquences,
j’ai lu son dernier billet. Et encore une fois j’ai la chair de poule et la plus profonde reconnaissance envers son courage. C’est elle, qui explique « qu’elle en a marre d’entendre quelques individus priviliégiés parmi les « travailleurs du sexe » (terme dont ils se nomment mais qu’elle réprouve) prendre la parole au nom de la grande majorité des prostituées: « non, ils parlent, le plus souvent, pour les profiteurs et pour enrichir l’industrie du sexe », dit-elle. Ce qui suit est dur à lire, mais pour que cela en vaille la peine -la notre n’est rien par rapport à celle de l’auteure, il faut lire jusqu’à la dernière ligne.

Vous pouvez lire l’article en anglais ici

Affronter une conférence sur la porno et ses conséquences
Ce billet parle de l’expérience vécue à la conférence de Londres « défier la pornographie ». J’étais très fière de mon discours et de ma présence là-bas; Mais cela fut profondément bouleversant.
Le discours de Gail Dines m’a profondément inspirée et émue.  Mais j’ai remué des choses qui étaient enfouies au plus profond.
J’ai vu à plusieurs reprises des images de hard-porn. J’ai été à de nombreuses réunions anti-porno présentant ces images.
D’ordinaire je suis détachée.. Pas pire que détachée, souvent, je ne ressens rien que de la froideur.
La froideur née du déni que cela fut dans mon corps. La froideur du fait que l’on avait fait de moi du porno vivant, que j’étais si près de la mort.
Mais ce samedi, cela m’a envahie.
Ce sont les images de « gagging » qui l’ont provoqué.
A mon époque, on appelait ça « deep-throating », (gorge profonde) mais c’était la même merde.
Forcer un pénis ou des pénis si loin dans ma gorge que je n’avais d’autre choix que vomir ou perdre conscience. C’était enfoncer des poings dans ma gorge délicate.
Ce sont aussi les images de viol anal.
C’était ça, mon quotidien. J’étais devenue totalement hermétique à la pensée que je puisse compter. Mais aujourd’hui, l’agonie à l’intérieur de mon anus hurle – tu as de l’importance, tu as de l’importance, mon dieu femme, tu as de l’importance.
Ce sont aussi les images de gang-rapes.
C’était mon quotidien et ma punition. Utilisé pour me contrôler. Cela m’est arrivé si souvent, que je n’avais aucune idée de ce qu’était la sexualité, la vraie.
Alors, je sais de l’intérieur, dans mon corps, combien le hard-porn est lié à la prostitution. Au final, toutes les femmes dans l’industrie pornographie sont transformées en prostituées par les consommateurs et les producteurs.
Mais de façon encore plus importante, de nombreuses femmes à de nombreux niveaux de l’industrie du sexe, sont entraînées dans le hard-porno pour pouvoir être sous-payées et contraintes à pratiquer des actes sexuels hautement dangereux et dégradants – parce qu’on a détruit leur cerveau par la violence sexuelle et mentale de l’industrie du sexe.

 
Voici le discours que j’ai prononcé.
« C’est un grand honneur pour moi de prendre la parole à cette conférence où les femmes qui sont sortie de la prostitution ne sont pas victimes de jugements.

C’est très émouvant d’être dans un espace où une femme sortie de la prostitution peut parler sans être jugée ni cataloguée dans des stéréotypes dès le départ.
La pornographie et la prostitution sont reliées en de nombreux point. Au travail, je me concentre sur le fait que tant de femmes dans l’industrie pornographique viennent de nombreux secteurs de l’industrie du sexe, y compris la prostitution.
Il est également important de savoir que la majorité des consommateurs de femmes prostituées le font avec des têtes remplies d’images pornographiques,et voudront que les prostituées soit l’incarnation réelle de ces images. Le client fera à la femme prostituée des actes sexuels qui seraient considérés comme vils et criminels s’ils les pratiquait sur des « femmes normales ». Parce que la prostituée est déshumanisée, qu’on considère qu’il ne lui est fait aucun mal.
Ce n’est pas surprenant – pour être prostituée à long terme, il est vital de se dissocier de toute forme de douleur et de dégradation. Pour survivre à la prostitution – il est vital d’être quasi-morte.
Parce que c’est exactement ce que les industriels et les consommateurs de porno veulent -des femmes quasi-mortes.
C’est logique qu’ils utilisent des femmes prostituées. Elles ont dû vivre avec des actes sexuels indicibles commis sur elle sans cesse, jusqu’à ce que ceux-ci soient leur seule référence et leur seule existence. Ce n’est qu’alors qu’elles peuvent correspondre au monde vicieux et dangereux de l’industrie de l’industrie de la pornographie.
De nombreuses femmes au sein de cette industrie sont parmi les personnes les plus abîmées que je connaisse. Elles ont dû et doivent vivre dans un monde ou les violences mentales, physiques et sexuelles sont lan orme – et pour rajouter à leur enfer, elles doivent sourire, faire les « bons » bruits sexuels, et s’infliger ces violences encore et encore et encore.
Nous devons mettre ces femmes au centre du débat sur la pornographie.
C’est une question qui touche à la légitimation de la torture. C’est une atteinte fondamentale aux droits fondamentaux de ces femmes.
Le droit de vivre en sécurité.
Le droit de s’exprimer librement, sans contrainte, menace ou violence.
Le droit à la liberté de mouvement sans contrainte.

Le droit à contrôler et être propriétaire de toute image ou commentaire la concernant.
Placez ces femmes au centre de votre combat.
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Réponse à une question sur le choix
Il y a un énorme double discours lorsqu’on discute de la question du choix libre d’être dans l’industrie du sexe. Nous les croyons sur parole lorsqu’elles disent que c’est « empowering », et ne regardons que le moment -bref- où la femme semble heureuse, quand elle sourit. Mais cela, nous ne le croyons pas quand c’est une femme battue et violée par son petit copain – qui se dit heureuse, encore amoureuse de lui. En revanche, nous décidons qu’être dans la prostitution cela doit être librement choisie ? Il y a une trahison générale des femmes et filles qui sont dans le commerce du sexe – et cela me met très en colère.
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Ce discours a eu un effet énorme sur moi. J’ai depuis été très bouleversée.
Principalement par des mémoires corporelles.
Ma gorge est tellement remplie de la connaissance de la réalité du viol oral – j’ai vomi, puis vomi et vomi et revomi- je ne pensais pas qu’il me resterait un estomac ou une gorge.
Mon agonie anale est tellement intense que j’ai l’impression que je vais m’évanouir.
Mais le chagrin enfoui serait est encore plus traumatisant.
La douleur et le chagrin que mon corps a été forcé de subir est impensable pour la plupart. Le chagrin d’imaginer que n’importe quel homme puisse avoir en tête de commettre de telles brutalités sans voir la douleur, la terreur – sans vouloir voir qu’il détruit un être humain.
C’est un chagrin qu’il faut ressentir. Mais c’est comme un immense trou dans mon corps.
Quand j’ai ce chagrin, je sais que j’entre à nouveau dans la vie.
Et ça, c’est merveilleux.
Rebecca MOTT