Parfois, la tournure que prend la représentation du féminisme dans la société et jusque dans les manifestations de rue nous donne un peu du vague à l’âme. Quand d’un coup, se revendiquent féministes les tenantEs d’une pensée qui selon nous reproduisent le système de domination patriarcale. Quand on veut nous faire croire qu’il y a un « nouveau féminisme » et qu’il s’agirait simplement de courants, et non de divergences profondes entre un féminisme d’une part, et un anti-féminisme de l’autre, qui est d’autant plus efficace qu’il prend les atours et les mots du premier (voir l’appropriation -judicieuse parce que la formule initiale est insuffisamment précise mais n’est qu’une formule et non une pensée- du « mon corps m’appartient » par le néolibéralisme patriarcal : puisque mon corps m’appartient je peux le vendre…d’où la nécessité de préciser « mon corps c’est moi » et je suis inaliénable..).
Les plus grandes penseuses féministes sont souvent restées peu connues. Cela fait partie du système oppresseur : si l’on ne diffuse pas la pensée qui conteste l’ordre établi, on l’empêche de se répandere. Forcément la transmission ne se fait pas, et vague après vague, les femmes doivent tout recommencer. C’est le cas de Maria Deraismes (1823-1894), oratrice, dramaturge et journaliste républicaine et anticléricale. Ses textes furent édités sous le titre « Eve dans l’humanité’. Elle avait fondé l’hebdomadaire « Le droit des femmes » et l’organisation féministe « L’association pour le droit des femmes ». Nicole Pellegrin, dans son anthologie « Ecrits féministes, de Christine de Pizan à Simone de Beauvoir », décrit son apport -très original pour l’époque, de la façon suivante :
« Son originalité s’exprime plus encore dans la défense des droits féminins au plaisir sexuel -un sujet tabou- et dans ses condamnations, explicites et réitérées, de la prostitution, dont elle fait moins une « plaie sociale » et un problème d’hygiène publique qu’un sous-produit du patriarcat »
En clair, on est il y a 150 ans dans les mêmes problématiques qu’aujourd’hui. D’un côté ceux qui prétendent qu’il faut réglementer la prostitution « pour des questions de santé et d’hygiène », de l’autre celles et ceux qui font le lien avec le patriarcat, la domination masculine qui ravage la santé des personnes prostituées et va à l’encontre de la dignité humaine.
Voici ce qu’elle écrit, qui remet les pendules à l’heure et le monde à l’endroit :
« L’Occident favorise la prostitution, en d’autres termes le commerce de la chair humaine elle viole en même temps la liberté et la dignité de l’être conscient. […]
La prostitution régie par l’Etat réduit à néant les principes de justice, de droit, de solidarité sur lesquels s’appuient les sociétés modernes. Le mépris de la loi, dans ce qu’elle a de plus auguste et de plus sacré, est quotidiennement autorisé.
En effet, dans l’esprit de la loi, toute peine, tout châtiment infligé a toujours comme but la moralisation présumée du condamnée, lors même que les moyens expiatoires employés sont défectueux. Or, le contraire arrive dans la prostitution patronnée par l’Etat, la délinquante est considérée comme incurable et loin de s’efforcer à la moraliser, on l’oblige à récidiver d’office. C’est ainsi qu’une jeune fille, une femme appréhendée sur la voie publique pour excitation à la débauche, est immédiatement inscrite comme devant continuer à se prostituer, suivant la volonté des passants. Dans ce cas, c’est l’Etat qui est récidiviste ».
NDLR : ici, elle dénonce le fait qu’il y a des zones réservées à la prostitution : l’activité n’est pas interdite, mais est délinquante celle qui « racole en dehors des clous ». On la remet sur le trottoir « dans les clous ». C’est donc comme aujourd’hui, avec le délit de racolage…elle ne soutient donc pas que les femmes qui se prostituent sont délinquantes, mais critique l’attitude de l’Etat à leur égard.
« La société croit se justifier en arguant qu’il n’existe ici ni jugement, ni condamnation, que c’est simplement un règlement de police, une mesure administrative, dont l’objet est d’assurer l’ordre public et la décence extérieure (NDLR : toujours vrai avec la loi Sarkozy / racolage passif…)«
(…)
Qu’on avoue donc franchement que c’est une façon ingénieuse, mais absolument criminelle, de satisfaire la dépravation des hommes; et le comble de l’impunité, c’est que l’homme complice reste indemne. Evidemment, si les femmes étaient pour quelque chose dans l’élaboration des lois, cette iniquité scandaleuse n’eût jamais eu de réalité.
(…)
Deux solutions se présentent : ou les hommes peuvent régler leurs moeurs et s’en tenir au mariage; ou il faut déclarer les moeurs libres pour les deux sexes avec une égale responsabilité des deux parts : recherche de la paternité, etc.
Elle discute ensuite de ces pseudo « besoins sexuels des hommes » en disant que la nature n’y est pour rien et que l’homme social est bien capable de se contrôler. S’il ne le fait pas, donc…
« A quoi nous en prendre, si ce n’est au gaspillage des forces mal gérées en humanité ? Et qui est responsable de ce gaspillage si ce n’est l’éducation sotte et coupable donnée à la jeunesse masculine ? ».
Conclusion de tout cela, qui est un vrai ancêtre de manifeste abolitionniste ( 1- suppression du délit de racolage, 2-punition du vrai responsable, 3-éducation à une vraie liberté sexuelle pour tout le monde – il ne manque que les alternatives à la prostitution) :
« La prostitution est une tache, une ignominie séculaire qu’il faut au plus vite faire disparaître sous peine d’immobiliser le progrès »
(…)
Pour venir à bout de cette plaie sociale, il est nécessaire qu’une protestation publique se produise avec éclat; il n’y a plus à invoquer la question d’hygiène, la science médicale a fait justice de ces erreurs, elle a démontré par une série d’exemples probants que la réglementation était plus funeste que favorable à la santé publique ».
Conclusion :
« Considérant que la prostitution à laquelle l’Etat prête son appui est le plus grand outrage fait à la conscience humaine,
Considérant tous les maux sociaux qui en résultent;
Je demande que les femmes étrangères, dont les pays sont soumis à ces honteux règlements, s’unissent aux femmes françaises, pour réclamer l’abolition de la police des moeurs ».
Elle a prononcé ce discours dont je vous livre les meilleurs passages au Congrès du droit des femmes en juin 1889.
Aujourd’hui, 125 ans après, nous allons obtenir cette abolition en France. Elle avance aussi en Europe. Que de temps il aura fallu depuis Maria Deraismes ! Et que de résistance au backlash il nous faut avoir ! Car ce que n’avait peut-être pas prévu cette grande féministe, c’est la force de l’obscurantisme, qui vise à faire perdurer cet outrage à la conscience humaine. Et je voudrais que ceux qui, à Amnesty International, tentent aujourd’hui de faire passer l’idée que la prostitution ne serait pas une atteinte aux droits des femmes mais serait un « droit de l’homme », lisent et relisent ces mots écrits 100 ans après la révolution française.
Aujourd’hui encore donc, il faut lutter. Et des femmes remarquables le font à travers le monde, dont des survivantes de la prostitution avec un immense courage : Rebecca Mott, bien sûr qui nous rappelle l’évidence (« this is torture) concernant la prostitution, et Rachel Moran, qui en ce 8 mars, s’adressait aux Norvégiennes dans un discours à écouter.
Cliquez ici pour voir la vidéo (c’est en anglais)Elle s’adressait aussi à Amnesty. Et rappelait elle aussi quelques évidences, et posait quelques questions à l’organisation internationale :
– « Ce qui se passe dans les bordels n’a rien à voir avec de la sexualité et rien à voir avec du travail. C’est de l’oppression ».
– « Quand les droits des femmes ont-ils cessé d’être des droits humains » ?
J’ajouterais : quand les droits des femmes seront-ils enfin des droits humains ?
S.G
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