Pour une société de la sollicitude #care

DSCF3146Fabienne Brugère, dans « Le sexe de la sollicitude », cite la parabole évangélique du bon samaritain (voir ci-dessous) et en conclut ceci :

« Ainsi, le récit du Bon Samaritain permet d’établir la vérité suivante : on n’a pas de la sollicitude mais on l’exerce. La sollicitude n’est pas une qualité inhérente aux êtres. C’est un appel de l’autre fragilisé chez qui la difficulté à vivre nécessite des actions appropriées à la situation qui font quitter momentanément la sphère de  ses propres intérêts ».

La sollicitude, c’est cette notion que parfois aujourd’hui nous appelons « care », et qui manque cruellement à notre société. D’une part, car associée à « l’essence féminine », elle cantonne les femmes les plus fragiles au rôle de Bon Samaritain et ne reconnaît pas leur apport à la société, qui pourtant est ici aussi fondamental que « sauver des vies ».

D’autre part, parce que tout le monde n’est pas capable de l’exercer. Fabienne Brugère : « Certains sont plus à même que d’autres de porter secours à autrui, d’accomplir une action orientée vers le soulagement de la vie fragilisée ».

Aujourd’hui à mon avis, promouvoir le care ou la sollicitude, c’est essentiel pour ne pas sombrer dans la fatalité. Alors que sont éluEs des personnes qui professent le contraire de ces valeurs, en encourageant la haine et le repli sur soi (FN à 25% aux Européennes), à la préoccupation unique de ses propres intérêts, et en tapant sur la main de l’autre plutôt que de lui tendre la sienne, ce n’est pas chose facile que d’être optimiste.

Bien sûr, il y a le féminisme. Je suis féministe, et je crois qu’une société qui ne le serait pas restera barbare, comme le dit Marie-Victoire Louis. Mais avec Fabienne Brugère, et la parabole du bon samaritain, je crois qu’il faut aussi de la sollicitude, il faut du care dans la société et dans le féminisme, sinon il est trop facile de passer à côté de « la femme dépouillée et rouée de coups, laissée à demi-morte (même si cela ne se voir pas toujours, concernant les femmes victimes de graves traumatismes) (adaptation de la parabole ci-dessous)

Ainsi, le grand mérite du féminisme radical est de faire reconnaître que les femmes, victimes de violences masculines, sont les premières personnes vulnérables, et de le dire haut et fort (ce que ne dit pas suffisamment « le monde du care »). Il reste à exprimer envers elles, au niveau individuel et collectif, une véritable sollicitude, comme envers tous les êtres humains, tous les êtres vivants en situation de vulnérabilité : « …la sollicitude n’existe que dans des supports, dans des actions qui permettent de qualifier telle ou telle relation humaine particulière même si, bien sûr, il n’existe pas de sollicitude sans référence à la sensibilité et à la sphère des affects, moteurs des actions entreprises. « 

Je rejoins donc Fabienne Brugère lorsqu’appelle de ses voeux une société de la sollicitude, je dirais une société féministe et de la sollicitude.

« La sollicitude est, plus fondamentalement, une valeur des conduites du genre humain que nous avons désertée. Elle peut valoir aujourd’hui comme un recours en temps de guerre économique. Elle peut transformer nos existences, que nous soyons femme ou homme, pour nous rendre plus apte au traitement de la vulnérabilité humaine et plus désireux de justice sociale; changer la vie, en quelque sorte ». 

Sandrine GOLDSCHMIDT

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Petit exercice polémique à propos de la parabole du bon samaritain

La parabole du bon samaritain(1)

« Mais le docteur de la Loi, voulant se justifier, dit à Jésus : « Et qui est mon prochain ? » Jésus reprit : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Mais un samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s’approcha, banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l’hôtelier, en disant : “Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour.” Lequel de ces trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? » Il dit : « Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui. » Et Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même ». »

Version féministe de la parabole : 

Une femme descendait en métro de Paris à Ivry, et fut d’un coup prise de violents tremblements. C’était une crise de mémoire traumatique qui lui faisait revivre qu’un jour elle tomba au milieu d’hommes violents qui, après l’avoir dépouillée, violée et rouée de coups, s’en allèrent, la laissant à demi morte.
UnE soignantE vint à descendre par ce métro-là ; la vit et passa outre. Pareillement unE féministe survenant en ce lieu, la vit et passa outre. Mais une femme elle-même défavorisée, souffrante, qui était montée dans le wagon arriva près d’elle, la vit et fut prise de sollicitude. Elle s’approcha, lui parla et prit soin d’elle, l’amena auprès d’une association spécialisée.  Le lendemain, elle tira vingt euros et les donna à l’association en disant : “Prends soin d’elle, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour.” …

(1) il est important pour la compréhension de noter que les samaritains étaient considérés comme des parias, des « inférieurs ».

Une réflexion sur “Pour une société de la sollicitude #care

  1. Votre réflexion me plait, toutefois quand vous écrivez: « Ainsi, le grand mérite du féminisme radical est de faire reconnaître que les femmes, victimes de violences masculines, sont les premières personnes vulnérables, et de le dire haut et fort (…). Il reste à exprimer envers elles, au niveau individuel et collectif, une véritable sollicitude, comme envers tous les êtres humains, tous les êtres vivants en situation de vulnérabilité », cela me fait sourire:

    En hiver 1968, arrivant de ma Slovaquie natale à la Gare de l’Est parisienne, je me suis proposé d’aider une femme à porter ses grosses valises – mais elle s’est mise à crier au voleur. Les jours suivants, en voulant aider une amie à enfiler son manteau, en cédant ma place dans le métro à une dame pas très âgée, en ouvrant la porte pour en laisser passer une autre, je me suis fait rabrouer: « Tu crois que je ne suis pas capable de le faire moi-même? » (« Tu » était de rigueur…) Mes parents qui m’ont appris à me comporter de la sorte ne savaient pas qu’en France, en 1968 les femmes pouvaient considérer cette sorte de sollicitude comme signe de condescendance, sinon de mépris. Ce n’est plus le cas mais j’ai mis beaucoup de temps à réapprendre ces gestes de respect…

    Plus sérieusement: « L’État sécuritaire » a semé la peur des pauvres. Il est difficile de se montrer généreux avec quelqu’un dont on se méfie. Alors on exprime sa sollicitude en envoyant de l’argent à des ONG (avec la bénédiction fiscale de ce même État). Les médias nous inondent de récits de violences au point de transformer tout le monde en menace potentielle. Cela n’explique-t-il pas, au moins en partie, la passivité ou la lâcheté de la très grande majorité de témoins des agressions dans les lieux publiques? Des agressions dont les victimes sont souvent les femmes. L’autre partie de l’explication serait probablement l’égoïsme exacerbé que développe notre société de « toujours plus ». Quand on court après la richesse, seuls, ou bien surtout ceux qui se sont résignés à ne pas pouvoir y parvenir voient ceux qui n’en possèdent pas.

    Il faudra bien réapprendre à prendre soin de l’autre. Mais pourquoi écrivez-vous: « Je rejoins donc Fabienne Brugère lors ce qu’appelle de ses voeux une société de la sollicitude, je dirais une société féministe et de la sollicitude ». Les hommes ne seraient-ils pas concernés?

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