Fini de rigoler…

Hier on a bien rigolé, c’était mardi gras, normal. On nous a même souhaité bonne fête (je me demande encore pourquoi…), on nous a offert des roses, aujourd’hui, c’est reparti pour les gnons. Après que tous les journaux ont consacré des dossiers aux inégalités hommes-femmes, après que les offres d’emploi se sont miraculeusement révélées adressées aussi aux femmes (et même, pour l’occasion, exclusivement aux femmes), voila que tout rentre dans l’ordre.

C’est reparti pour 364 jours d’écriture médiatique sexiste des faits « divers » qui semblent tellement alimenter l’humour des commentaires des internautes; sauf que, il n’est pas besoin d’être spécialiste en genre (ou si ?) pour y voir des faits ordinaires de violence conjugale, donc des faits politiques de société. Allez, c’est reparti.

J’en ai entendu au moins trois, mais le plus « exemplaire » c’est celui qui a fait la une la semaine dernière, concernant cet homme de 70 ans qui a assassiné trois personnes après avoir été quitté. Je vous retranscris ici ce qu’une amie féministe a bien voulu me donner comme informations, ce travail de recherche est le sien. Voici comment tout a évolué :

La première dépêche AFP donne le ton (on peut subodorer qu’elle est faite exclusivement à partir des déclarations du procureur :

« Fusillade de Rivesaltes: fureur amoureuse

AFP

04/03/2011 |

La folie meurtrière de Joachim Toro, 78 ans, qui a abattu hier un retraité de 70 ans et deux employés municipaux, à Rivesaltes (Pyrénées Orientales), a été déclenchée par sa déception en apprenant que son amie âgée de 30 ans le quittait, a indiqué le procureur aujourd’hui.

« Il avait une liaison avec une jeune femme qui monnayait un peu ses charmes. Accompagnée d’une amie, elle est venue lui signifier la rupture en début d’après-midi. Il a saisi son fusil et a tiré en direction des deux femmes qui s’enfuyaient en voiture », a déclaré à l’AFP le procureur de Perpignan, Jean-Pierre Dreno. L’amie du vieil homme a été légèrement blessée par un tir.

L’homme a ensuite abattu un retraité de 72 ans, puis deux employés municipaux de 36 et 42 ans, avant de tenter de se suicider. »

Ici, on peut lire : jeune femme = prostituée = coupable / vieil homme = victime

Seulement, rapidement, après enquête, on se rend compte qu’il ne s’agit pas de ça :

AFP « Le tueur de Rivesaltes, amant déçu d’une femme qu’il aurait abusée et payée »
« Les premières relations remontaient alors qu’elle était âgée de 10 ans… Au départ, les rémunérations, c’étaient des friandises et elle ne réalisait pas en raison de son jeune âge ce qui se passait réellement », a-t-il dit. Malgré les rétributions, la jeune femme n’était pas une prostituée, a-t-il précisé.[…]
« On ne fait absolument aucun lien entre cette histoire sordide de relation avec cette jeune voisine et les trois meurtres », a dit le procureur.
[…]
La jeune femme, entendue jeudi soir par les gendarmes, a porté plainte à la fin de son audition pour les abus sexuels subis alors qu’elle était mineure. Vendredi elle était hospitalisée dans un état de choc psychologique. »

Il serait temps de bannir le terme abus sexuel, non ? comme le dit souvent Emmanuelle Piet, il ne s’agit pas juste « d’aller un peu trop loin ». Le viol est un crime. Toute atteinte sexuelle sur un enfant est un crime.
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autre son de cloche, même source mais un peu plus tôt :
AFP – 04/03/2011 à 12:54
Une déception amoureuse à l’origine du triple meurtre de Rivesaltes
« Le vieil homme avait une liaison avec une femme de 30 ans « qui monnayait un peu ses charmes. Accompagnée d’une amie, elle est venue lui signifier la rupture (jeudi) en début d’après-midi et ça s’est mal passé », a expliqué le procureur de Perpignan, Jean-Pierre Dreno.
[…]XX, décrit par beaucoup comme aimable et réservé, mais aussi par certains comme un coureur ne faisant pas son âge, aurait alors épanché sa rage sans discernement sur ceux qui se trouvaient là. »
Ici, le couplet classique des voisins qui ne comprennent pas. Ben oui, il était gentil, il violait juste les petites filles;…
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Là, ça évolue un tout petit peu.
Libération, 05/03/2011
« Le tireur de Rivesaltes accusé d’abus sexuels »
« La fureur meurtrière de XX, 78 ans, qui a abattu trois personnes à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), aurait été déclenchée par la déception d’apprendre que son amie, âgée de 30 ans, le quittait. La femme accuse cet homme d’avoir abusé d’elle sexuellement depuis qu’elle avait 10 ans. Toro «monnayait un peu ses charmes, selon le procureur de Perpignan. Accompagnée d’une amie, elle est venue lui signifier la rupture, jeudi, en début d’après-midi, et ça s’est mal passé». Toro a alors tiré en direction des deux femmes qui s’enfuyaient en voiture. Puis il a tué un retraité et deux employés municipaux. »
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Abus sexuels encore…déception toujours… domination patriarcale, jamais

Le Point.fr – Publié le 04/03/2011 

 » le vieil homme qui a tué trois personnes jeudi à Rivesaltes, aurait cédé à une fureur aveugle parce que son ex-amie, âgée de 30 ans, venait de rompre une relation qui aurait commencé par des abus sexuels quand elle avait seulement dix ans. Les abus auraient commencé alors qu’elle était sa voisine. La relation entre les deux se serait poursuivie à travers les années en changeant de nature ; désormais, le retraité « monnayait les faveurs » de la jeune femme, sa cadette de presque cinquante ans, a dit le procureur de Perpignan, Jean-Pierre Dreno, vendredi à la presse.
« Les premières relations remontaient alors qu’elle était âgée de dix ans… Au départ, les rémunérations, c’étaient des friandises et elle ne réalisait pas en raison de son jeune âge ce qui se passait réellement », a-t-il dit. Malgré les rétributions, la jeune femme n’était pas une prostituée, a-t-il précisé. »

La version est un peu plus claire, dit dès le départ que la violence sexuelle est à l’origine de l’histoire.
Clairement, on insinue ici que sous prétexte qu’il y a argent, il y a consentement. Mais la rédaction de l’article met en avant le clair déséquilibre en termes de « relation ». Pour autant, on continue à parler de relation, non pas d’emprise, et on continue à parler d’abus. On ne parle pas de domination patriarcale, d’un système qu’on connaît pourtant par coeur et qui maintient les victimes sous emprise. Et vu l’emploi permanent du conditionnel, on pourrait le faire.
« […]
On ne fait absolument aucun lien entre cette histoire sordide de relation avec cette jeune voisine et les trois meurtres », a dit le procureur. »
Enfin cette phrase du procureur, qui est de toute évidence contredite par les faits, mérite de s’arrêter 5 minutes.
C’est un point clé. Le procureur semble avoir besoin de dire cette phrase, pour signifier que ce n’est pas du tout une histoire de harcèlement domestique qui se finit, comme toujours, par un acte encore plus grave, non, ça n’a rien à voir, c’est le deuil d’un homme…
« Il en voulait à la terre entière, car son frère était mort d’une crise cardiaque et que les secours avaient mis une heure et demie à se rendre sur place à cause de la neige », raconte Claude Carle. »

En résumé, la version a effectivement évolué. Mais si on a toujours au fil des lignes, un « amant déçu », une « déception amoureuse », jamais la jeune femme n’est considérée clairement comme une victime. Tout le long, on parle de « relation » entre les deux. Si tout cela est vrai, ce n’est pas une relation, c’est probablement un crime, qui s’étale sur 20 ans. Cela ressemble plus, tel que cela nous est décrit, à un homme qui a 50 ans de plus que l’enfant qu’il viole, et qu’il maintient dans une emprise sexuelle par tous les moyens. Et quand elle finit par avoir la force d’essayer d’en sortir, il tente de la tuer. Mais comme il ne peut pas, il en tue d’autres. Ce n’est pas de la déception amoureuse : c’est la rage de ne plus posséder un être humain, qui terrorisé, parvient quand même à avoir le courage de lui dire non.  Quand va-t-on commencer à dire qu’il s’agit là de l’archétype de la domination patriarcale ? Mais oui, je sais, on est là au coeur de son verrou…

Sandrine GOLDSCHMIDT

A lire encore sur le sujet

https://sandrine70.wordpress.com/2011/01/08/modeles-les-plus-jamais-mignonnes/

https://sandrine70.wordpress.com/2010/07/21/pour-limprescribilite-des-crimes-sexuels-contre-les-mineur-es/

5 réflexions sur “Fini de rigoler…

  1. le jour où on voudra bien comprendre que le patriarcat est une immense « secte »* qui concerne toute l’humanité et que, dans cette secte, certaines personnes sont plus fragiles !
    les mécanismes de l’oppression patriarcale sont tellement pervers et intériorisés !

    il serait temps que la justice qualifie correctement les faits et que les médias en rendent compte fidèlement pour que l’on comprenne bien de quoi on parle. Mais la justice manque de moyens et les médias sont au service du patriarcat : ce n’est pas gagné !

    merci Sandrine

    *Généralement, les responsables [des sectes] sont accusés de brimer les libertés individuelles au sein du groupe ou de manipuler mentalement leurs disciples, afin de s’approprier leurs biens et de les maintenir sous contrôle
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Secte

    voilà pourquoi les hommes ne supportent pas ce moment où leur victime commence à échapper à leur contrôle ! ce n’est pas une fureur amoureuse, c’est la souffrance (probablement narcissique) de ne plus pouvoir dominer une autre personne…

  2. Excellente analyse ; j’ai aussi suivi la progression en trois étapes de la façon de relater cette triste nouvelle. Les medias, la police et la justice édulcorent et il semble impossible de dire la domination patriarcale.

  3. Merci Sandrine pour cet article. Dans cette affaire le fait que les journalistes relaient, sans aucune analyse, les propos sexistes du procureur, montre bien une volonté de minimiser l’inconcevable violence et l’emprise commises contre cette jeune femme depuis ses 10 ans et de la maquiller en « relation », en « déception amoureuse », il s’agit de protéger toute une mystification qui transforme les pires violences à l’encontre des femmes en amour et en désir, avec comme but de préserver un privilège indu : celui de pouvoir utiliser pour son confort personnel, en toute impunité (dans l’immense majorité des cas) la violence envers les femmes comme une drogue anesthésiante et comme un formidable outil de soumission à portée de main, puisque des femmes il y en a autant que l’on veut !!!
    Pour ce faire la société est dans son ensemble intoxiquée par les mises en scène efficaces (car omniprésentes et imposées sans cesse comme une évidence) d’une domination masculine où des privilèges exorbitants comme le « droit » de se positionner comme supérieur, « droit » d’être violent pour s’anesthésier, « droit » d’instrumentaliser, de soumettre, de réduire en esclavage pour son confort personnel sont maquillés en amour, en désir, en protection pour paraître « politiquement correct » et perdurer dans un univers démocratique.
    On arrive de ce fait à faire « avaler » que les femmes aiment être des proies et être violentées (cf la pornographie qui véhiculent que ces salopes elles aiment ça !!!!), être possédées, être au service des hommes, aiment se sacrifier, aiment être entravées, etc., que les hommes ont un désir naturellement prédateur, que la sexualité est naturellement violente et possessive ce qui justifie l’emprise, la jalousie, la violence… C’est le comble !!!!! Un énorme mensonge et des rôles stéréotypés créés de toute pièce pour les besoin de la cause, on arrive même à faire passer la pornographie et la prostitution pour de la sexualité récréative et à les maquiller en entreprise de libération sexuelle ! Quelle révolution en effet de transformer la sexualité en un champs de domination et de marchandisation de la femme, le désir en une compulsion toxicomaniaque à la violence et la jouissance en un shoot de drogues endogènes dissociantes et anesthésiantes !

  4. MERCI !
    je ne vais pas développer, dès que j’ai entendu l’info, j’attendais… l’histoire possessionnelle qu’il y avait dessous, parce que c’est si souvent le cas, et j’ai été scandalisée de la manière dont cela a été dit pour minimiser les faits.

  5. Très bonne analyse…
    Je trouve en effet que c’est extrêmement choquant de la part des journaux de parler d' »amour » alors qu’il s’agit d’abus sexuel sur mineur de 10 ans…
    Mais je pense que dans l’esprit de beaucoup de gens le viol et/ou les abus sexuels sont dus à des « besoins sexuels » que les hommes ne pourraient réfréner. Or ce n’est absolument pas une question de besoin ou de désir sexuel, mais bien de DOMINATION comme vous l’avez dit très justement.

    Pierre Bourdieu dans la « domination masculine » (que je suis en train de lire) dit d’ailleurs que les juifs d’Europe centrale, au cours du XIX, ont dévalorisés les « activités masculines » (les sports de compétition notamment) au détriment des « choses de l’esprit ». Je n’ai pas bien compris si cela avait abouti à une suppression totale de la domination masculine, mais visiblement, le taux de meurtres et de viols était incroyablement bas ! Comme quoi…

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