Sophia Aram a fait une excellente chronique sur France Inter intitulée « Le droit de blasphème, c’est sacré ». C’est très drôle, et magnifiquement juste, pour défendre le droit au blasphème de Charlie Hebdo. Ce qu’elle décrit, c’est exactement la liberté d’expression qu’on a envie de défendre.
Hier, 4 millions de personnes se sont rassemblées en France, munies d’un message en faveur de la liberté d’expression, et je crois, d’une forte envie de mettre un peu plus de lien et d’amour dans notre société. De reboiser l’âme humaine et s’aimer à tort et à travers, comme l’a écrit Julos Beaucarne dans le magnifique texte que je mets en lien tout en bas de l’article*
L’émotion passée, la récupération par les puissants un peu ridicule au regard du nombre de citoyennEs lambda qui se sont mobilisées, de nombreuses interrogations naissent. On a défendu par millions la liberté d’expression, il me semble qu’il est temps maintenant de l’expliquer, et d’essayer de la mettre en pratique en respectant les opinions des unEs et des autres, dès lors qu’elles s’expriment autrement que par la haine et la violence.
Expliquer, cela me paraît essentiel, d’abord pour les jeunes en formation dans notre Ecole républicaine. Essentiel, pour rendre la liberté d’expression efficiente, de ne pas la brandir comme une valeur à laquelle il faut adhérer « parce que c’est comme ça », sans réfléchir (c’est même très contradictoire) mais parce qu’on a longuement réfléchi et qu’on est capable de l’expliquer et de la justifier. Ensuite, il nous faut être capables d’en expliquer les limites, d’entendre les critiques, et d’être capables d’y répondre, ou de faire grandir la liberté d’expression avec elles.
Première partie : expliquer la liberté d’expression pour la rendre plus efficiente
Pour en parler, je vais commencer par citer le film « Les Héritiers », qui selon moi pourrait aujourd’hui être montré dans toutes les classes à partir de la 4e. Ce film relate l’histoire vraie de la seconde du lycée Léon Blum à Créteil. En disant à des jeunes de seconde totalement désorientés, violents, repliés sur leur mal-être, qu’ils sont capables de participer à un concours national de la résistance et de la déportation, leur professeure d’histoire incarne ce que peut être la République : capable de faire sortir de chacunE le meilleur de soi-même. Capable de donner du sens à nos vies, de créer du lien. ET capable de nous faire adhérer à ses valeurs.
Il y a une scène dans le film qui fait encore plus que les autres écho à ce qui se passe aujourd’hui…une scène, qui aurait pu se produire ces derniers jours. En effet, de nombreux enseignants relatent qu’ils ne parviennent pas à aborder la question des caricatures de Mahomet avec certains de leurs élèves qui se sentent insultés par toute critique du « Prophète ». Certains auraient refusé de faire la minute de silence (personne d’ailleurs n’est censé y être obligé…juste ne pas empêcher les autres de la faire, mais demander ça à des élèves dès la primaire qui ne sont pas en âge d’avoir une conscience politique…hum) Pour moi, c’est vraiment dommage de partager ces infos sans plus de réflexion, pour en conclure : regardez où on en est ? Or que nous disent ces informations ? Que les élèves de nos écoles ont besoin qu’on leur explique ce que c’est que la liberté d’expression, pas qu’on leur impose ! C’est légitime de leur expliquer pourquoi il est légitime de critiquer les religions, et qu’ils peuvent ne pas en prendre ombrage, parce qu’on ne s’attaque ni à eux ni à leur foi (même si je conçois que cela peut être difficile face à la violence !).
Ce qui s’est passé pendant les minutes de silence, c’est exactement la même chose qui se produit donc dans Les Héritiers, quand Mme Guéguen (la prof d’histoire) montre à ses élèves une fresque historique, dans laquelle Mahomet est aux côtés de Satan en enfer (si mes souvenirs sont exacts). Un des élèves musulmans, qui deviendra un des principaux personnages du film, n’attend aucune explication, il s’insurge, se fache, commence à partir, en disant « ça ne se fait pas » de dire ça, accusant la prof d’être hostile à l’islam et d’en vouloir à ses élèves. Celle-ci parvient à le calmer. Et ensuite à leur faire comprendre peu à peu ce dont il s’agit.
Qui a peint ceci, leur demande-t-elle ? Des chrétiens qui sont en guerre contre les musulmans et pour qui il y a donc intérêt à dépeindre Mahomet aux côtés de Satan. C’est donc une image de propagande. Ils parviennent à le comprendre, et à voir ce qu’ils peuvent faire de ce qu’ils viennent d’apprendre dans leur vie de tous les jours. En une séance, les voilà déjà un peu plus citoyens. Plus tard dans le film, ils feront d’ailleurs eux-mêmes le lien entre cette fresque et une caricature de propagande antisémite de l’entre-deux guerres, et en feront matière à réfléchir et penser.
Tout est dit sur les images. Qu’ il est fondamental de parvenir à les remettre dans leur contexte, de se demander qui parle, quand comment et dans quel but, qu’un dessin/ une caricature peut être un instrument de propagande qui incite à la haine et joue un rôle dans les violences commises comme d’être un outil de réflexion et d’ouverture d’esprit. Les caricatures des années 30 sur « le péril juif » manifestent ce que sont les limites de la liberté d’expression. Celles de Charlie Hebdo, alors, sont-elles différentes ?
Oui. Car l’intention des dessinateurs n’est pas d’appeler à la haine contre les musulmans ou les juifs ou les catholiques mais de dénoncer l’obscurantisme religieux. Elles peuvent mettre en colère. On peut estimer et dire qu’elles nourrissent un discours anti-musulman (comme on peut estimer qu’elles nourrissent, parfois, la haine des femmes). Mais dépassent-elles les limites de la liberté d’expression ? Je ne crois pas, dès lors qu’elles ne font pas d’amalgame entre tout musulman et les terroristes islamistes, entre tout musulman et les intégristes. Néanmoins, il est parfaitement légitime de donner des explications du pourquoi c’est une expression de la liberté de conscience, et de répondre par des arguments à celles et ceux qui s’interrogent. Même quand il y a de la manipulation dans les interrogations, il est important de répondre, non pas pour faire taire les manipulateurs, mais pour donner des arguments autres à ceux qui les écoutent.
Il me semble même légitime de d’abord se demander ce qui fait que des personnes sont heurtées et de s’assurer que le dessin est bien choisi… Et si on considère qu’elles excèdent les limites de la liberté d’expression, que les caricatures sont racistes (point de vue qui se défend), alors ont peut toujours recourir aux moyens démocratiques et légaux : écrire pour critiquer, faire part de son désaccord, voire entamer une action judiciaire. Certainement pas assassiner.
Autre exemple de la nécessité d’expliquer : le piège Dieudonné. C’était prévisible. A peine la manifestation terminée que l’individu connu comme humoriste et apprécié – à mon grand dam, mais c’est un fait- par de très nombreuses personnes, fait une sortie qui déclenche la polémique, mais qui surtout, est très exactement destinée à plonger tout le monde dans la confusion. Reprenant le principe de #Jesuischarlie, il a dit qu’il se sentait ce soir (le 11 janvier) « Charlie Coulibaly ». C’est très très fort.
Car ces propos sont -peut-être- passibles de la loi contre l’apologie du terrorisme. Sauf que bien sûr, Dieudonné se revendique humoriste et est reconnu comme tel par ses fans. Donc, il dira « je fais de l’humour ». Or, ces derniers jours, on a entendu en permanence, qu’on « pouvait rire de tout » (Cabu l’aurait dit semble-t-il), que les caricatures de Charlie c’est de l’humour, etc.
Donc, si on veut justifier d’ouvrir une action judiciaire, on est un petit peu obligé, après avoir passé des jours à dire « on peut rire de tout », de dire « on ne peut pas rire de tout ». Et ce n’est pas forcément évident à justifier…
Ces deux exemples posent évidemment le problème des limites de la liberté d’expression. Pourquoi quand Charlie dit devant une caricature du prophète « c’est dur d’être aimé par des cons » c’est la liberté d’expression et pourquoi quand Dieudonné dit « être Charlie Coulibaly », c’est hors limites. Pourquoi parle-t-on de pays liberticides qui enferment à tort des gens pour avoir émis une opinion et pourquoi condamne-t-on des personnes pour avoir dit, écrit ou dessiné certaines choses ?
En réalité, je ne suis pas sûre d’avoir la réponse qui convaincrait les fans (peut être Mme Guéguen ?). Je trouve que la phrase redoutable car il joue sur l’humour pour dire qu’il se sent proche d’un terroriste, mais ce qu’il vise en réalité c’est le slogan #jesuischarlie et les interrogations que le slogan a soulevé. En effet, à mon avis ce qui l’intéresse ce n ‘est pas de faire de Coulibaly un héros, c’est de pointer le fait qu’il y a une contradiction entre les attaques judiciaires dont il fait l’objet et le propos de #jesuischarlie, et de poursuivre son intérêt personnel : passer pour la victime et faire de l’audience.
Les événements de ces derniers jours nous rappellent donc autant la nécessité de la liberté d’expression que la difficulté d’en dessiner les limites.
Un pays avec une liberté d’expression sans limite n’existe pas et tant mieux. De nombreuses personnes revendiquent même de mettre des limites supplémentaires à la liberté d’expression. Car si elle n’est pas totale, c’est qu’elle doit être délimitée. Et si elle est délimitée, alors se pose la question de la définition de ses limites, qui sont susceptibles d’être liées aux rapports de pouvoir dans la société.
2è partie : -Les limites et critiques de la liberté d’expression.
Les limites légales d’abord. La « provocation aux crimes et délits » et « l’incitation à la haine et à la violence » sont interdites. On peut interdire un livre ou un spectacle pour « trouble à l’ordre public ». L’injure et la diffamation contre un individu ou un groupe sont également condamnables. L’apologie de crime de guerres, l’apologie du terrorisme sont interdits. On n’a pas le droit de tenir des propos (mots ou dessins) racistes ou antisémites. En revanche, il n’y a pas d’interdiction des propos sexistes à proprement parler. Enfin, il existe depuis une dizaine d’années un délit d’outrage aux symboles nationaux (comme le drapeau français), souvent considérée comme une atteinte à la liberté d’expression.
Le blasphème (cf ci-dessus Sophia Aram) n’est pas une limite de la liberté d’expression aujourd’hui en France (il l’a été autrefois). Son principe est qu’on a le droit de critiquer les religions, comme les politiques, comme tout système idéologique, on a le droit de s’en moquer, dès lors qu’on n’est pas dans les limites évoquées ci-dessus.
Ce droit de critiquer les puissants a été conquis en France et n’existe pas partout. C’est la conquête centrale de notre liberté d’expression. Et il est clair qu’à travers le monde, de nombreux croyants et surtout institutions religieuses l’acceptent mal…pour exemple cette vidéo de Holly Near : « I ain’t afraid ». Elle y critique ce que font les humains au nom de leur Dieu. Et se prend des volées de bois vert en commentaire. Pourtant, elle n’incite jamais à la haine, et ne diffame ni n’insulte personne…
Les critiques de la liberté d’expression
Elles sont légitimes, car il est normal d’avoir le droit de critiquer la liberté d’expression si on défend la liberté d’expression…
Il y a d’abord les critiques sur la définition des limites : le délit d’outrage par exemple considéré par beaucoup comme une atteinte à la liberté d’expression. Il y a aussi celles et ceux qui pensent qu’il ne devrait pas y avoir de limites.
Mais il y a aussi les critiques quant à l’exercice de la liberté d’expression
Dans une société républicaine égalitaire, le peuple est souverain, les lois doivent être l’expression de la volonté générale. Le problème, c’est que dans les faits certains ont plus accès aux libertés que d’autres… (tout le monde y a droit mais tout le monde n’a pas accès à ce droit) et la liberté de certains est plus défendue que celle de certains autres…ainsi, tous les oppriméEs, et en particulier les femmes et les minorités ont moins accès aux médias, et leurs expressions sont moins souvent publiées, peut-être même plus facilement interdites, et ont une moins large audience.
Premier problème : certaines atteintes à la liberté d’expression sont moins prises en compte que d’autres
Le sexisme n’est pas ou peu reconnu comme un motif de condamnation pour ses auteurs : en effet, avoir des propos incitant à la haine des femmes est beaucoup plus facile que d’avoir des propos incitant à la haine des noirs ou des juifs. Pire, dessiner et diffuser des images incitant à la haine et à la violence contre les femmes est largement toléré dans notre société. C’est le cas de la publicité et de certains dessins. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas reconnu comme incitant à la haine et donc comme étant une limite de la liberté d’expression.
Ainsi, certaine personnes pensent que certains dessins de certains dessinateurs de Charlie Hebdo, sont une incitation à la haine des femmes. Personnellement, j’aurais tendance à penser que oui et non. Rire de voir des femmes humiliées et soumises encourage à avoir beaucoup de tolérance pour ne pas dire plus envers l’humiliation et la soumission des femmes. Utiliser systématiquement la sexualisation comme façon de traiter d’un sujet (dans la pub ou la caricature) est à mon avis une façon extrêmement pernicieuse (parce que non comprise comme telle par les auteurs qui souvent, refusent de s’interroger dessus) de perpétuer le statu quo. Mais je suis convaincue que ces hommes ne veulent pas inciter à la haine des femmes, souvent même ils cherchent à dénoncer ce qui explique que de nombreuses féministes les disent féministes. Le problème est que la réflexion sur le sens sexiste des images est à son degré zéro, et qu’ils n’ont pas l’air de vouloir l’entamer (à en croire les réactions quand des féministes les critiquent).
Bien évidemment, il ne viendrait pas l’idée à des féministes de souhaiter leur mort ou de vouloir les tuer pour avoir dessiné…c’est ce qui fait toute la différence entre la critique et le terrorisme assassin…
Deuxième problème : la défense des victimes n’est pas la même pour toutes et tous.
Ainsi, le week-end dernier, on a appris le massacre de 2.000 personnes au Nigéria. On a appris qu’une fillette avait été envoyée à la mort, bardée d’explosifs, pour tuer dans un marché. En décembre, plus de 130 enfants ont été massacrés dans une école au Pakistan. Tous les jours en France, des enfants -majoritairement des filles- sont violés battus et assassinés parce qu’ils n’ont juste aucun pouvoir ni moyen de faire défendre leurs droits. Tous les deux jours en France, une femme meurt sous les coups de son conjoint ou ex parce qu’elle a tenté d’exercer sa liberté d’exister. A travers le monde, des femmes sont mises en prostitution, violentées sexuellement et victimes de trafic » au nom de la « demande sexuelle » des hommes. Or, lorsqu’on fait des manifestations pour le dénoncer, on n’est pas 4 millions, mais bien contentes si on est 2.000. Alors même si on ne peut que se réjouir du fait que tout le monde se lève pour défendre la liberté d’expression, il est légitime de se poser des questions sur la source de notre indignation et du pourquoi elle est ici si forte, et là inexistante.
Troisième problème : qui dispose de la liberté d’expression ?
Avoir le droit de s’exprimer c’est une chose, pouvoir le faire en est une autre. Or, qui a accès aux médias ? Les hommes, blancs, quadras, d’un certain milieu social. Pourquoi ? Parce que pour avoir accès aux médias de masse, il faut être accepté par ceux qui les dirigent et les financent. Pour pouvoir s’exprimer sur Internet et avoir de l’influence, il faut avoir accès, déjà, à un ordinateur…Dans les supports de presse, 80% des personnes interrogées sont des hommes, les experts également…
Alors bien sûr, il faut revendiquer la liberté d’expression, et tracer la « ligne rouge » : aucun dessin ne mérite la mort, ni aucune réponse violente. Mais dès lors qu’on n’est ni dans l’incitation à la haine ni dans la violence, on a le droit de critiquer…
Sandrine GOLDSCHMIDT
*http://www.youtube.com/watch?v=_E1HbACfWNo