Suite à mon article sur les Femen, il y a eu pas mal de réactions. Certaines croyant -ou feignant de croire- qu’il s’agissait de critiquer des féministes.
Pour que les choses soient claires : il s’agit seulement de mettre au jour les stratégies de backlash et de la société pornographique, qui s’immiscent jusque dans nos luttes. En voici une explication détaillée dans ce très bel article d’A Ginva, militante féministe radicale que je suis très heureuse de publier aujourd’hui. Merci à elle.
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En tant que féministes, nous avons un devoir de décrypter les pièges patriarcaux, inversions et mécanismes d’oppression subtils qui nous conduisent, malgré notre sincère volonté, à renforcer notre mise en danger face à l’agression sexiste. Ainsi, lorsque nous critiquons les lignes politiques de groupes féministes, ce n’est pas un jugement moral sur les « choix individuels » des personnes mais la dénonciation des méthodes des agresseurs, qui impriment leurs idéologies haineuses dans nos consciences par un tas de moyens complexes, pour mieux maintenir leur emprise sur nous. Nous critiquons ces mécanismes par profonde empathie pour toutes les femmes et nous comprenons plus que quiconque les effets dévastateurs de la domination et de l’aliénation sur nous. Pour décoloniser nos consciences, il est fondamental d’analyser comment nous intériorisons la domination et la haine des hommes au plan individuel, et comment nos pensées, émotions, actes et choix individuels sont déterminés par notre condition dans le patriarcat.
Depuis le déchaînement antiféministe orchestré par les industries pornographiques et proxénètes, en particulier à partir des années 70, le patriarcat s’est assuré par tous les moyens que la seule chose qui passe pour féministe aux yeux et aux oreilles des jeunes femmes soit une image totalement pornifiée de nos luttes. Alors qu’il y a un silence de mort à la fois sur les mouvements féministes qui combattent pour faire cesser ces violences, et les atrocités commises sur les femmes par les hommes, les seuls évènements que relaient les médias sont des actions de femmes qui reprennent les insultes misogynes, comportements ou stigmates de notre oppression. En d’autre termes, si les journalistes parlent de la lutte des femmes, c’est pour que les hommes puissent se masturber dessus – une des stratégies antiféministes les plus utilisées actuellement pour humilier notre mouvement et nous déshumaniser publiquement.
Voici que récemment, les journalistes ont relayé une action organisée par le groupe ukrainien FEMEN, qui vient de s’implanter à Paris, au Lavoir Moderne Parisien. Ce groupe, qui se présente comme féministe et anti-prostitution, est exactement ce que recherchent les journaux pour leur propagande sexiste – des jeunes femmes, conformes aux normes pornos (épilées, rasées, minces), seins nus, slogans écrits sur leur corps et reprenant des postures pornifiées, manifestant ainsi contre « les dictatures, l’exploitation sexuelle et la religion. ». La campagne de recrutement de FEMEN, tel un racolage pour une boîte de strip-tease et une communication internet digne d’un magasine porno, ordonne ainsi aux femmes: « françaises, déshabillez-vous ». Derrière cette injonction virile et agressive, une reprise du slogan républicain « nudité, lutte, liberté », et les couleurs nationalistes bleu-blanc-rouges sur trois femmes nues se touchant le sexe – un degré de sexisme et de militarisme hallucinant.
Une priorité : nous réhumaniser
Leur programme est tout aussi alarmant. Elles disent être des « terroristes », et « prônent le « sextremisme », un « terrorisme pacifique qui utilise les corps comme armes ». Le Lavoir Moderne parisien sera « son camp d’entraînement international, pour les féministes, les femmes activistes. Elles seront entraînées à être des soldates, à mener le combat contre le patriarcat ».Y seront dispensés des entraînements physiques, mentaux, tactiques. » (les nouvelles news). Une autre membre de FEMEN commente : « « La femme nue fait peur. En enlevant nos tee-shirts, nous dénonçons le système machiste de manière bien plus efficace que si nous prononcions de beaux discours. » (Le journal du dimanche)
Alors que le féminisme devrait avoir pour priorité notre protection et notre réhumanisation, il est triste de constater à quel point les méthodes de FEMEN exposent les militantes à des violences accrues, sans même atteindre le pouvoir à sa surface. Seule l’emprise et la dissociation extrême vécue par les femmes victimes de violences sexuelles (nous toutes, à divers degrés) peuvent expliquer une telle mise en danger de soi, de façon aussi improductive et désespérée. Quel terroriste un tant soit peu stratégique s’exposerait nu devant les photographes pour que son visage soit diffusé à chaque action ? Ensuite, utiliser son seul corps comme arme ? Aucun soldat ne partirait au front ainsi désarmé, à moins d’être dépouillé. Et en ce qui concerne la violence sexiste, seuls les hommes ont la capacité de disposer de leur corps comme arme, en utilisant leur pénis comme instrument de destruction massive des femmes. Dire que se livrer aux dominants par la nudité est un signe de puissance est une pure inversion de la réalité.
Que peuvent attaquer ces femmes en se rendant nues aux journalistes ? Certainement pas les industries du viol, pas même les institutions patriarcales et militaires, ni les agresseurs et criminels qui marchent de concert sur des millions de mortes. Ici, la seule violence est contre les femmes elles-mêmes, qui ne s’arment pas mais se transforment en chair à canon sous les armes des hommes.
Alors que les hommes peuvent déterminer leur nudité comme signe d’humanité, de lien à dieu et de force naturelle, dans le patriarcat la nudité des femmes signifie automatiquement « permis de violer », ‘chose à disposition des hommes’, cadavre, cible porno à souiller, pilonner, violer et brutaliser. Comme dit Binka, la haine virile a pour particularité d’être gravée à même notre corps :
« Toute oppression est fondée sur la déshumanisation, la rupture du lien de réciprocité, d’empathie, qui aurait pu exister du dominant vers l’opprimé. Mais le sexisme est une oppression spécifique. Nous sommes donc déshumanisées de manière spécifique : nous sommes incarcérées dans un « corps », refermé sur nous comme un cachot au point que pas une lueur de présence humaine, d’alter-ego, n’en émane du point de vue dominant. Et ce « corps-femme » n’a qu’une seule signification : « fait pour l’usage dominant ». Or cet usage est sexiste, ça veut dire qu’il détruit notre intégrité de manière spécifique : par le viol, la violation de ce cachot, pour ne nous laisser aucun espace de repli psychique […] Nous sommes transformées en une chose […] dans la conscience dominante des hommes, un artéfact de leur domination qui leur répète « J’existe pour toi, tu peux user de moi sans limite, aucun usage n’est un abus » (c’est ce que signifie être une chose). »
Et comme cette violence sexuelle et cette chosification des femmes passe par l’excitation sexuelle des hommes, et que notre nudité leur siginifie « permis de violer », les hommes associent immédiatement « femme nue » à excitation sexuelle, ce qui leur permet de rationnaliser leurs violences sexistes comme « sexe ». D’où la futilité totale de reprendre les mécanismes qu’eux mêmes utilisent pour légitimer leurs violences, puisque plutôt que de susciter la peur et le repli des agresseurs, le type d’actions comme celles de FEMEN ne fait que confirmer aux hommes notre statut de subordonnées et ne leur offre qu’une possibilité de plus de nous chosifier.
Face à un phénomène aussi massif par lequel les industries pornographiques ont investi tous les moyens de communication moderne, il est naïf de penser que nos mouvements sociaux ne sont pas sous influence de ces puissances multimilliardaires et en particulier leur appel incessant à la surenchère aux violences sexuelles, vendue aux femmes comme « libération sexuelle ». On nous assène de messages que la honte et le dégoût de soi en tant que femme ne proviendrait pas des violences des hommes mais seulement d’une société puritaine qui nous empêcherait d’assumer les pratiques « libératrices » qu’ils nous imposent (pornographie, striptease, insultes, « slutwalks », BDSM, prostitution…). Alors pour être libres sexuellement, il suffirait d’en faire plus, d’embrasser ces pratiques avilissantes jusqu’au bout, de les assumer fièrement. « Montre-leur que ton corps n’est pas honteux : de gré ou de force, tu le feras, alors autant que tu assumes » est le message principal. Celui-ci n’a qu’un seul but : instrumentaliser notre quête désespérée à la reconnaissance pour nous pousser à la surenchère dans leurs violences sexuelles masculines. C’est un sinistre piège, car ce que nous obtenons finalement est un gouffre sans fin de violences sexuelles.
Si vous n’avez pas envie de vous déshabiller pour la prochaine manif, sachez que vous n’êtes pas les seules, que nous sommes nombreuses à penser que ce n’est pas féministe.
Reprendre les codes porno et se dénuder pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes ne produit que davantage de haine sexiste contre nous. Nous ne pouvons « récupérer » la nudité dans l’objectif d’attaquer le pouvoir des hommes car ils ont fait de notre nudité la marque de notre statut d’opprimées, notre étoile jaune. Et l’on ne change pas un rapport de force en exhibant les stigmates que les dominants ont eux-mêmes crées pour nous opprimer. Les armes des dominants, les marques de notre déshumanisation que les hommes ont conçu pour nous détruire ne peuvent que se retourner contre nous, ils ne sont pas réversibles dans le contexte patriarcal. « Car ce sont les hommes, en tant que caste dominante, qui monopolisent tous les canaux de propagande et toutes les armes qu’ils braquent sur nous (armes à feu, argent, propriétés et viol) » (Binka).
Nous ne pourrons détruire le pouvoir des hommes qu’en l’attaquant par sa source, c’est à dire par les violences masculines sexuelles qui font de nous leur cible porno. Nous libérer ne peut en aucun cas passer par le jeu de massacre, le défi lancé par les industries pornographiques mondialisées. Notre mouvement doit détruire les moyens des hommes de contrôler le monde dans lequel nous vivons, depuis la perception de nous-mêmes jusqu’à nos moyens de lutte.
Cessons de déshumaniser nos luttes.
A Ginva