Depuis que j’ai moi même un enfant -une fille- j’ai toujours pensé que nous avions en face de nous avec les enfants non seulement des personnes humaines dont les droits doivent être d’autant plus défendus qu’ils et elles sont plus vulnérables, mais aussi des perles d’humanité : des enfants nous avons tout à apprendre, avec les enfants nous avons tout à construire, plutôt que de continuer à les détruire, comme le fait l’institution familiale autoritaire qui prédomine, particulièrement dans le cadre des violences qu’ils et elles -beaucoup trop nombreux d’entre eux- subissent.
Ce sentiment est renforcé par la lecture, l’écoute et l’expérience de ce qui concerne les troubles post-traumatiques, en particulier au travers du travail de la docteure Muriel Salmona, psychiatre psychotraumatologue et Présidente de l’association mémoire traumatique et victimologie, qui a fait de son combat pour les victimes une ligne de vie.
Au centre de son combat, et cela a été un des aspects les plus intéressants de l’émission « Pas de quartier » sur Radio Libertaire hier (elle y présentait son livre indispensable « le livre noir des violences sexuelles » et vous pouvez réécouter l’émission ici : http://media.radio-libertaire.org/backup/24/mardi/mardi_1800/mardi_1800.mp3)
la nécessité de redonner une cohérence au monde qui, du fait des systèmes de pouvoir et de domination, en premier lieu patriarcale, parentale et économique, devient le lieu d’un système absurde, incohérent, et dont l’incohérence même est la garantie de sa perpétuation.
Je m’explique (en essayant d’être aussi claire que Muriel) : l’enfant naît avec des neurones miroirs qui l’aident à se construire. Et si le monde tourne à l’endroit, ces neurones miroirs lui permettent de connaître l’empathie. Ainsi, lorsqu’une violence est commise, et qu’elle provoque une souffrance, alors ces neurones font que l’enfant ressent la souffrance et éprouve alors de l’empathie. Cette empathie fait normalement que si il impose une souffrance -volontaire ou involontaire à la personne en face de lui, alors il s’arrête.
Le problème, c’est que si le petit garçon ou la petite fille subit des violences, et que l’adulte qui les commet ne fait pas preuve de cette empathie, ne réagit pas à sa souffrance, alors cela crée un stress intolérable pour son cerveau. Si en plus, la personne qui commet ces actes est une personne qui devrait d’autant plus éprouver de l’empathie qu’elle est censée être celle qui vous protège et vous aime -père, mère, famille…alors le stress est encore pire. Et le cerveau devient incapable de gérer ce stress, et de réguler les « drogues » de l’hyper-vigilance qu’il génère. Celles-ci le mettent en danger vital, et ça seule façon de s’en sortir, est de disjoncter, provocant la dissociation, une anesthésie émotionnelle.
Cette anesthésie émotionnelle, si elle se double d’un enfermement du souvenir émotionnel dans la mémoire traumatique, fait que le stress vécu pourra réapparaître à l’identique au moindre rappel, stimulus, faute d’avoir pu, dans la mémoire autobiographique, devenir un souvenir dont on arrive peu à peu à se distancier émotionnellement.
Tout ceci, provoque donc une souffrance intolérable, fait vivre aux victimes un enfer, alors qu’en même temps il n’y a pas de symptômes à l’identique d’un bras cassé pour lequel il faut à l’évidence un plâtre. En outre, la poursuite du « tout est normal », l’indifférence des autres adultes, surtout lorsqu’il y a révélation des faits, vient « achever » les victimes dans leur recherche de cohérence. Elles souffrent de symptômes qui ne sont pas reliées aux violences : les conduites dissociantes, qui sont interprétées par les autres comme de la faiblesse de leur part, alors qu’elles sont le fruit de l’incohérence et de la violence.
Pire : ce processus est en outre le garant de la reproduction de la violence. En effet, lorsqu’un enfant a été victime ou témoin de cette violence absurde et non nommée, niée, et alors qu’on fait de lui le responsable (1), il développe une anesthésie et une dissociation et est victime de crises de mémoires traumatique. Dans ces cas-là, il a plusieurs moyens pour réagir : s’anesthésier par des conduites dissociantes : prise de drogues, alcool, mais aussi de comportements qui vont le pousser vers la création d’un nouveau stress qui permettra la disjonction. Ainsi, il peut arriver qu’à ce moment là, envahies par le scénario de l’agresseur, elles reproduisent la violence : contre elles-mêmes ou contre les autres. Car le scénario de recherche de l’anesthésie de la personne qui les a violenté-e-s les a envahies au point qu’ils/elles savent inconsciemment que ce scénario est anesthésisant pour les bourreaux. Et donc que de le reproduire va leur permettre de s’anesthésier.
C’est là qu’intervient un facteur fondamental : celui du choix. Et ce choix n’est pas le même selon qu’on est un homme ou une femme. Ou plutôt, il n’est pas le même selon qu’on a été -au-delà- des violences, construits comme un dominant et valorisé en tant que tel. Donc, les hommes ont une plus forte probabilité de devenir violents envers les femmes parce que c’est ce que l’on attend d’eux et qu’ils en bénéficient. C’est socialement valorisé, sous les termes de « virils », de « capable d’autorité ». Et, comme l’expliquait Muriel, c’est même valorisé socialement dans l’entreprise : ce sont des gens qui savent ne pas se laisser envahir par leurs émotions (forcément, ils n’en ont pas avec l’anesthésie). Donc licencier des collaborateurs en détresse, laisser mourir des personnes dans la rue, regarder martyriser des enfants ou ne pas s’émouvoir de voir violer ou battre des femmes, ne les trouble pas plus que ça. Dans ce système, les dominants, même s’ils ont été victimes, sont donc les bénéficiaires : ils ont les moyens de s’anesthésier très efficacement en reproduisant la violence sur d’autres. Ce qui n’enlève rien à leur culpabilité : ce sont des crimes qu’ils commettent, et c’est un choix qu’ils font de persévérer dans cette violence.
Tandis que celles qui ont des comportements de retournement de la violence sur elles mêmes, et ne font jamais de mal à personne, sont considérées comme anormales. La preuve, c’est que les jeunes agresseurs/violeurs qu’a suivi Muriel et qui, par un long travail incessant de remise à l’endroit du monde, qui se retrouvent à leur tour conscients que ce qu’ils ont fait est très grave, sont d’un coup moins valorisés qu’avant pour peu qu’ils aient des idées suicidaires ou retournent la violence contre eux-mêmes (2) et sont plus rejetés par leurs familles que s’ils violaient/violentaient d’autres personnes. Et ce non seulement parce que cela se verrait moins (1% de condamnation pour les viols), mais aussi parce que la tolérance de la société à l’égard des violences masculines est immense.

Pour en revenir aux victimes, et finalement à tous les êtres humains, nous avons besoin de redonner de la cohérence au monde. Et de revenir à ce que les enfants savent, ont toujours su au fond:qu’avoir de l’empathie c’est normal. Que de ne pas supporter de voir souffrir des personnes, a fortiori qu’on est sensées aimer (mais dans un monde idéal on pourrait aimer tout le monde), c’est normal. De tout faire pour que ces souffrances s’arrêtent, c’est normal. De ne pas arriver à être dans l’anesthésie inhumaine des dominants, c’est normal. Il faut aussi dire que depuis le départ ce sont les enfants en nous qui ont raison : vouloir des relations douces et gentilles avec les autres, c’est normal. Que trouver la pornographie inhumaine et criminelle, qui consiste à filmer des tortures sexuelles et physiques à des femmes (certes actrices, mais ça ne change rien) c’est normal. Que de dire que la prostitution c’est du viol et que le viol, c’est la destruction des femmes, ce n’est pas moraliste ni liberticide, c’est juste normal. Que d’avoir envie d’une sexualité libérée de toute forme de violence et de domination, ce n’est pas bisounours, c’est normal. Et que d’aider les personnes qui en ont besoin, c’est normal.
Enfin, il faut encore remettre le monde à l’endroit en confirmant aux victimes ce qu’elles savent et nous disent, si on les écoute : que même si un jour elles ont été victimes, ce n’est pas une honte, ce n’est pas à elles d’avoir honte. Elles resteront toujours les victimes de ces actes, de ces hommes violents, de cette société qui marche sur la tête, mais elles ne sont pas des victimes en soi. Elles sont des êtres humaines qui ont le droit de vivre selon leur désir et leurs rêves d’enfants, dans un monde remis à l’endroit. Et elles ont le droit qu’on soit contentes pour elles.
C’est ce que fait depuis plus de 10 ans Muriel Salmona, une oeuvre d’humanité et hymne à la vie malgré les crimes contre l’humanité. Mieux, elle commence à être un tout petit peu entendue. C’est ce dont tous les enfants rêvent : un monde à l’endroit, ou aimer c’est partager douceur et attention à l’autre, ou vivre c’est aimer dans l’empathie. Et tant pis si cela semble simpliste à ceux qui tentent de survivre dans un monde à l’envers.
C’est le monde à l’endroit des enfants, celui qui fait dire à une enfant de 8 ans (la mienne) : « l’amour, forcément c’est gratuit, ça ne peut pas s’acheter ». C’est le monde des enfants, des vivant-e-s, et il serait temps qu’on les regarde, et qu’on les écoute.
Sandrine GOLDSCHMIDT
(1)je m’explique : imaginez un enfant de 2 ans battu par un adulte. C’est découvert, on rompt avec l’adulte. L’enfant ne se souvient pas des sévices. Et puis, un jour, comme il est de la famille, on renoue. Tout à l’air de bien se passer jusqu’à ce qu’on découvre que le garçon s’est mis à son tour à infliger des sévices à un autre, sans que lui-même d’ailleurs y comprenne quoi que ce soit).
(2) Muriel explique que quand elle traite des jeunes agresseurs elle ne les « lâche pas » jusqu’à ce qu’ils remettent le monde à l’endroit et comprennent qu’ils ont fait quelque chose d’inadmissible. « Tu as subi des violences mais tu n’avais pas le droit de faire ça et on va analyser pourquoi tu as pu faire ça : parce que depuis ta naissance le monde est à l’envers, remettons le à l’endroit. Et il n’y a que quand ils dénoncent inlassablement ce monde et leurs actes en ce monde qu’ils peuvent « guérir ».